5
— Prends garde, mon ami, recommanda Imsiba, les yeux assombris par l’inquiétude. Je crains que le danger te guette aux portes d’Iken.
Bak tapa le grand Medjai sur l’épaule.
— J’aurais aimé que tu m’accompagnes, mais tu dois rester avec nos hommes et veiller à ce qu’ils soient prêts pour le voyage. De plus, il faut décider avec Neboua de la répartition des tâches. Offre au médecin Kenamon toute l’assistance dont il pourra avoir besoin. En outre…
Imsiba endigua ce flot de paroles en levant les mains, un mince sourire aux lèvres :
— J’ai d’innombrables responsabilités à assumer, je le sais bien, mais ce n’est pas cela qui m’empêchera de me tourmenter.
— Combien de fois m’as-tu répété que notre compagnie est la meilleure du royaume ! Vois, j’emmène avec moi deux de nos meilleurs hommes. N’est-ce pas suffisant pour apaiser tes craintes ?
Bak désigna Kasaya et Pachenouro qui, agenouillés au bord de l’eau, observaient une créature aquatique invisible pour leurs supérieurs. Kasaya, le plus jeune des deux, était le plus grand et le plus fort de toute la compagnie, et s’il ne se signalait pas par une intelligence fulgurante, il était très apprécié pour son naturel agréable. Pachenouro, plus court et plus épais, joignait l’astuce à la bravoure. Il venait immédiatement après Imsiba dans la hiérarchie. Les deux hommes étaient armés de boucliers en peau de vache blanche tachetée de noir et de hautes lances de bronze. Chacun avait glissé à la ceinture de son pagne une dague et une fronde. Un sac de toile contenant leurs effets personnels était posé à leurs pieds.
— Je n’aurais pu faire un meilleur choix, admit Imsiba, cependant ils ne resteront pas à tes côtés à chaque instant.
Impatient de se mettre en chemin, Bak contemplait au loin la longue arête sablonneuse parallèle au fleuve, où Kheprê, le soleil levant, projetait des rubans orange en travers du ciel telle une flammèche consumant l’horizon.
— Je m’inquiète davantage au sujet de Ouaser. S’il décide de me mettre des bâtons dans les roues – et, d’après ce que tu dis, il ne s’en privera pas –, il me rendra la tâche dix fois plus compliquée.
Imsiba suivit son regard et se remémora son propre voyage vers le sud dans la chaleur torride.
— Tu sais où me joindre en cas de besoin. Sans message de ta part, je te reverrai dans quatre ou cinq jours.
Bak ravala un dernier ordre, le jugeant superflu, et sourit en guise d’adieu avant de tourner les talons. Il suivit les traces de pas presque effacées de Kasaya et Pachenouro dans le sable et descendit la pente jusqu’au bord de l’eau. Le voyage vers Iken, sans ânes ni marchandises, ne prendrait qu’une demi-journée ; il ne serait pas agréable pour autant et leur ferait endurer la chaleur et la soif. Mieux valait en finir au plus vite.
Bak et ses compagnons étaient mieux familiarisés avec la rive s’étendant entre Bouhen et Kor pendant les mois plus frais où les eaux étaient basses. Là, ils avaient péché à l’ombre des acacias et des tamaris, ils avaient passé des journées nonchalantes dans des nacelles de papyrus à chasser du gibier d’eau parmi les roseaux, ils avaient plongé du haut de rochers usés par les rapides au fil des siècles. Mais alors que Rê semblait plus ardent que jamais, leurs coins préférés étaient inondés par un fleuve qui n’avait plus rien de bénin. Les arbres et les rochers émergeaient d’une eau limoneuse ; les roseaux et les criques herbues n’étaient plus que de vagues reflets sous les rides de l’onde. Quant aux berges, leurs parois verticales s’effritaient sous le travail de sape des eaux affamées, et les dunes d’or moulées par les vents s’écoulaient lentement dans le fleuve.
Ils firent une courte halte à Kor, où ils bavardèrent avec un marchand arrivé du sud ce matin-là à la tête d’une caravane. Grand, anguleux, sa peau semblable à du cuir à force d’être tannée par le soleil, l’homme leur indiqua :
— Nous avons passé trois jours à Iken. C’est une mauvaise saison, la plus chaude dont j’aie souvenir depuis dix ans que je fais commerce en amont. Mes bêtes avaient besoin de repos, et moi aussi, à dire vrai.
— Quand es-tu parti ? s’enquit Bak.
— Hier, en fin d’après-midi. Mes hommes sont armés jusqu’aux dents et le désert est sans danger dans ces parages, c’est pourquoi nous avons voyagé de nuit.
— As-tu entendu parler d’un officier porté manquant ?
— Des rumeurs, répondit le marchand. Rien de bien précis. Je n’y ai pas prêté attention. Comment peut-on perdre un officier dans une forteresse aussi bien dirigée que celle d’Iken ?
« Excellente question », pensa le policier.
Bak marchandait avec un cultivateur pour obtenir du gibier séché et des légumes frais en vue du repas de midi quand Pachenouro accourut, accompagné de deux soldats. Ils venaient d’être relevés après plusieurs jours de garde sur une haute colline à peu de distance au sud. Leur mission consistait à surveiller les environs pour parer à toute intrusion, et à relayer les messages urgents envoyés le long du fleuve, le jour à l’aide de miroirs, la nuit par le biais de feux. Bak connaissait l’endroit, car l’appentis de pierre et de brique crue qui abritait les guetteurs se dressait au milieu de parois rocheuses ornées de sculptures anciennes. La colline n’était pas à proprement parler un sanctuaire, mais un lieu à visiter pour songer avec respect au passé lointain.
— Je doute qu’on aurait repéré un corps charrié par le courant, dit le plus âgé des deux, un vétéran d’une quarantaine d’années, aux cheveux grisonnants.
— Il était pris dans les racines d’un palmier, précisa Kasaya.
L’autre soldat, plus jeune et aussi chauve qu’un melon, éclata de rire :
— Du poste de garde, tous les arbres se ressemblent, et un cadavre humain ne paraîtrait guère différent d’une carcasse de bœuf.
Devant l’expression sceptique de Kasaya, son aîné se hâta d’expliquer :
— Nous sommes trop loin du fleuve pour distinguer grand-chose. Et, de toute manière, c’est la piste du désert qu’il nous incombe de garder.
Même si Bak pensait, comme Setou, que Pouemrê était tombé à l’eau près d’Iken, il entreprit de décrire le défunt.
— Un homme correspondant à ce signalement a-t-il passé votre poste de garde ?
— Non, mon lieutenant, répondit le soldat chauve. Nous n’avons vu absolument aucun officier, ni aucun homme de troupe inconnu. Les seuls étrangers étaient des marchands, qui cheminaient avec leur caravane.
— Est-ce que par hasard vous auriez vu…
Bak décrivit la caravane de Seneb en détail, avec hommes, enfants et bêtes.
— Sûr qu’on l’a vu.
Le plus vieux cracha par terre pour montrer son mépris.
— On a eu grand-peine à ne pas quitter notre poste. Mais notre sergent aurait servi nos têtes sur un plateau au capitaine Neboua si on avait posé un pied hors de cette colline, alors on s’est contenté d’envoyer un signal à Kor. J’espère que ça a servi à quelque chose.
— Vous avez bien fait ! le rassura Bak en souriant. J’ai été appelé de Bouhen, et à présent le marchand Seneb est sous les verrous en attendant son tour de comparaître devant le commandant Thouti. Maintenant, dites-moi, Seneb ou l’un des membres de son groupe s’est-il éloigné de la caravane à un moment quelconque ?
— Je ne sais pas ce qu’ils ont fait plus haut en amont, mais de l’instant où nous avons posé les yeux sur la caravane jusqu’à leur entrée dans Kor, pas un seul d’entre eux ne s’est écarté de la piste.
Au sud de Kor, ils trouvèrent le fleuve obstrué par des îles, certaines assez vastes pour être habitées, d’autres de simples affleurements de granit noir, luisant d’humidité sous le roulement des eaux écumeuses. Sur une des plus grandes, de nombreux hommes s’affairaient comme des fourmis entre des murs de brique nouvellement érigés au-dessus des rochers, des arbres et des buissons. Une forteresse prenait forme, remplaçant un antique fortin depuis longtemps en ruine.
Les trois voyageurs poursuivirent leur marche pénible pour s’enfoncer dans le Ventre de Pierres. Ils découvraient un fleuve sauvage, violent, aussi différent que la nuit et le jour du cours d’eau paisible passant près de Bouhen. Un chapelet d’îlots rocheux, pour beaucoup mornes et stériles, d’autres couverts de végétation, délimitait d’étroits labyrinthes où s’engouffraient les rapides. Là où la voie était dégagée, l’eau d’un brun rougeâtre s’écoulait en un flot uni, mais sur presque toute la largeur du grand fleuve elle engloutissait les écueils, dévalait les chutes et tourbillonnait autour d’obstacles invisibles qu’elle fouettait d’une écume incolore. Parfois, elle s’amassait pour former un bassin calme, à d’autres endroits elle ondoyait à travers d’étroits défilés ou cascadait sur des marches de pierre noire. Et pendant tout ce temps, elle chuchotait, murmurait et chantait à l’instar d’une créature vivante, telle une sirène.
Sa puissance brutale et sa beauté subjuguaient et épouvantaient Bak tout à la fois. Il se vit fugitivement parcourant ces eaux tumultueuses sur un fragile esquif, et sentit une sueur glacée couler le long de son dos. Il chassa cette idée insensée de son esprit. Quel homme jouissant de tout son bon sens s’embarquerait dans ce chaos ?
Loin de l’eau, un monde de sable doré et de rochers noirs s’étirait vers l’ouest, pour disparaître dans une brume rose où la terre et le ciel se confondaient. La rive opposée paraissait un univers aride et torturé, aux rocailles érodées par le vent et abrasée par les tempêtes de sable. Kheprê, le soleil levant, gravissait lentement la voûte céleste, buvant l’humidité de leurs corps, mordant leur chair, flétrissant encore plus la terre stérile. Chaque pas brûlait leurs pieds à travers leurs sandales en joncs. Ils s’arrêtaient souvent pour se baigner dans des plans d’eau calme, pour boire jusqu’à plus soif, ou simplement pour contempler le fleuve devenu fou.
La vie continuait au milieu de cette désolation. Des crocodiles paressaient au soleil sur une berge sablonneuse ; des oiseaux jacassaient dans des acacias accrochés à de minuscules bouts de terre ; des canards barbotaient entre les roseaux dans des anses abritées, ou volaient au ras de l’eau à la recherche de leur pitance. Les voyageurs ne virent aucune habitation, mais chaque fois qu’ils tombaient sur une crique protégée, ils découvraient des rangs bien nets d’oignons, de melons ou de lentilles, et parfois même un carré de céréales.
L’arête rocheuse parallèle au fleuve se fit graduellement plus proche pour s’achever brusquement par un à-pic en face de l’eau. Quatre soldats, leurs longues lances à portée de main, étaient assis sur les rochers au sommet de la formation, d’où ils observaient l’approche de Bak et de ses Medjai. C’étaient les guetteurs du poste de surveillance le plus élevé de la région.
Laissant ses hommes au bord d’un plan d’eau paisible, Bak escalada une pente de sable escarpée, battue par le vent, qui s’élevait jusqu’en haut. Ses pieds s’enfonçaient profondément dans la surface meuble ; le sable s’accrochait à ses chevilles, alourdissait ses jambes. Ce fut un soulagement d’atteindre le roc nu, de gravir le pinacle de pierre craquelée. Au sommet, trois lanciers et un sergent vinrent à sa rencontre, loin au-dessus des rapides. Sur leur visage, Bak lut la curiosité, et la prudence imposée par leur tâche.
Le sergent, petit mais râblé, qui devait avoir environ l’âge de Bak, posa sur lui un long regard spéculatif après avoir examiné son laissez-passer.
— Les hommes qui décident d’escalader ce sommet pour tuer le temps ne sont pas légion. Surtout les officiers.
— Je suis monté dans une intention précise, répondit Bak avec un sourire cordial.
— C’est-à-dire ? interrogea le sergent, toujours circonspect.
« Le devoir de cet homme l’oblige à la méfiance », se rappela Bak.
— Je cherche des informations. Vous qui restez ici jour après jour, à dominer le fleuve et le désert, vous serez peut-être en mesure de m’aider.
Le sergent jeta un coup d’œil rapide vers le pied de la falaise où les deux Medjai se délassaient dans l’eau.
— Tu dois être le policier de Bouhen, celui qui vient enquêter sur le meurtre du lieutenant Pouemrê.
Bak se crispa, surpris.
— Tu es déjà au courant de ma mission ?
— Nous avons vu ton sergent medjai arriver et repartir hier, et un messager du commandant Thouti s’est présenté la nuit dernière. Puis, ce matin, quand la patrouille du désert nous a déposé nos provisions, nous avons appris ton arrivée, car la nouvelle s’est répandue dans Iken comme des grains de sable lors d’une tempête.
Bak fronça les sourcils. Le fait que le commandant Ouaser ait répété le message était intéressant, car, en somme, cela revenait à admettre publiquement qu’il n’avait pas donné satisfaction à Thouti, son officier supérieur. Mais si cette démarche avait un sens plus subtil, celui-ci échappait à Bak.
— Tu dois avoir le gosier sec après une si longue route, dit le sergent, radouci. Que dirais-tu d’une jarre de bière ?
Acceptant avec reconnaissance, Bak le suivit sous un auvent de jonc adossé à un abri rudimentaire en brique crue. Il se trouvait juste au-dessous du sommet, au milieu des murs effondrés de plusieurs édifices en ruine. Plus loin, du côté du désert, Bak aperçut d’autres guetteurs. Quatre grosses amphores poreuses, renfermant de l’eau, étaient posées contre un mur ombragé, et une douzaine de jarres plus petites pendaient du plafond de l’auvent. Elles se balançaient doucement d’avant en arrière dans la brise légère.
Le sergent décrocha deux jarres, brisa les bouchons d’argile séchée aussi durs que la pierre et en tendit une au visiteur. Bak engloutit une grande lampée du liquide chaud et épais. Levant la jarre, il sourit à son compagnon.
— Ta bière est excellente, sergent.
Le soldat but à longs traits, s’essuya la bouche d’un revers de main.
— Tu as des questions à me poser ?
« Rien de tel qu’un peu de bière pour créer des liens entre deux étrangers », pensa Bak.
— Quand as-tu appris la mort du lieutenant Pouemrê ?
— On nous a informés qu’il était porté manquant il y a trois jours, peut-être quatre. Nous ne savions pas que son ka avait déserté son enveloppe terrestre avant le passage de la patrouille, ce matin.
— Je l’ai trouvé, flottant dans le fleuve du côté de Bouhen, voici quatre jours. Tes hommes et toi n’avez-vous rien aperçu dans l’eau, ce jour-là ou la veille ? Rien qui puisse ressembler à son corps ?
Le sergent se mit à rire et, d’un ample geste du bras, montra le fleuve immense, en contrebas.
— Pourrais-tu repérer un corps, d’ici ?
Au nord et au sud jusqu’à perte de vue, s’étendait un panorama grandiose de rocs grands et petits, tantôt frangés de roseaux ou piqués de touffes de mimosa, tantôt couronnés d’acacias ou de palmiers. Autour d’eux, au-dessus d’eux, entre eux, ce n’était que tourbillons, que vagues jaillissantes et courants en cascade. Un objet qui pouvait être une épave, un crocodile ou simplement l’effet de l’imagination du policier, apparut dans des eaux calmes puis dériva dans un rapide, tomba par-dessus un épaulement pour finir aspiré dans une spirale d’écume.
Bak leva les yeux vers l’horizon où tournoyaient une demi-douzaine de points noirs.
— Un cadavre attire les vautours…
— Oh, assurément ! Ces charognards repèrent une proie dans l’eau, mais comme ils préfèrent se restaurer sur la terre ferme, ils cherchent plutôt une carcasse rejetée sur la rive.
Bak avait l’impression de se taper la tête contre un pilier de pierre. Néanmoins, avec sa ténacité coutumière, il décrivit la caravane de Seneb pour la seconde fois ce matin-là.
— Pas de doute, on en a vu une, répondit le sergent. Mais à cette distance, elles se ressemblent toutes. Tant qu’elle reste sur la piste et que tout est normal, nous n’intervenons pas. C’est seulement si nous repérons des pillards ou un voyageur en difficulté que nous alertons la patrouille. C’est à elle de maintenir l’ordre dans le désert.
Quittant l’abri, ils s’approchèrent des guetteurs accroupis au bord du précipice pour surveiller le fleuve.
Bak répugnait à partir sans en savoir davantage que lorsqu’il était monté. Il tenta de glaner encore quelques informations :
— À quand remonte votre dernière permission ?
— Nous sommes postés ici depuis neuf jours. Demain, nous terminons notre tour de garde et nous serons relevés.
— Avez-vous de fréquents contacts avec Iken ?
— La patrouille vient chaque matin nous ravitailler en nourriture et en boissons.
— Et en nouvelles fraîches de la garnison ? demanda Bak en souriant.
— Pour être efficaces, nous devons nous tenir au courant, convint le sergent d’un air sérieux que démentait son regard malicieux.
— J’ai souvent constaté l’utilité des commérages, à condition de les passer judicieusement au crible.
— Cela va sans dire.
Le sergent devint pensif. Il tourna la tête vers ses compagnons, comme s’il était sur le point de parler, mais craignait de s’aventurer en terrain dangereux.
— Se pourrait-il que tu aies trouvé un morceau de granit renfermant de l’or ? l’encouragea Bak.
Le sergent acquiesça et s’approcha du bord du précipice.
— On a rapporté une étrange histoire à l’un de mes hommes, il y a deux nuits. Elle est probablement sans fondement, car elle était mêlée aux divagations d’un ivrogne abruti par la bière. Ce que tu en feras, je ne sais pas, mais je crois que tu devrais l’entendre.
— Je soupèserai sa valeur avec soin, lui assura Bak.
Le sergent s’accroupit parmi ses hommes et Bak s’assit sur un roc en saillie à côté d’eux. Le chef désigna le plus âgé des trois lanciers, un soldat grand et maigre, aux épais cheveux blancs.
— Voici Meryrê. Il est allé à Iken avant-hier soir pour voir sa jeune épouse, qui s’apprête à lui donner un enfant. Il s’inquiète sans nécessité mais, comme j’ai le cœur aussi sensible que lui a l’esprit faible, je lui permets de la rejoindre certains soirs.
Le lancier rougit comme un adolescent à qui l’on évoque son premier amour.
— Raconte à cet officier l’histoire que tu as entendue à la maison de bière de Sennoufer, ordonna le sergent.
— Sennoufer et moi, on s’est connus alors qu’on était très jeunes, expliqua Meryrê. On a servi ensemble dans l’armée il y a bien des années, et on est restés amis. Son épouse rend chaque jour visite à la mienne. Avant de rentrer chez moi, je ne manque jamais de m’arrêter là-bas afin d’avoir des nouvelles d’elle, et je partage une bonne cruche de bière avec mon ami. La dernière fois, il m’a relaté une si étrange histoire que je l’ai crue issue de la boisson.
Meryrê regarda le sergent et Bak comme s’il hésitait à poursuivre. Les deux hommes l’encouragèrent d’un hochement de tête.
— La nuit précédente, un homme était arrivé complètement ivre. Il avait trébuché sur le seuil en entrant et butait contre les autres clients. Sennoufer l’a pris par le bras, l’a aidé à s’asseoir, et il a écouté ses paroles incohérentes tout en vaquant à ses occupations.
« L’homme affirmait qu’Hathor s’était offerte à lui et lui avait donné du plaisir toute la nuit. Pour se cacher des regards indiscrets, elle l’avait conduit hors des murs de la ville, dans un coin douillet au creux des rochers. Là, elle lui avait fait boire des cruches de bière sans nombre. Enfin, il s’était assoupi et, à l’instar des déesses, elle avait disparu. À l’en croire, des voix l’avaient réveillé, celles de deux hommes en colère.
Meryrê se gratta le nez, tout à ses souvenirs.
— Il prétendait que l’un des hommes s’était détourné pour partir, mais que l’autre l’avait immobilisé par-derrière et lui avait enfoncé un poignard dans la bouche. L’homme blessé s’était débattu, tentant de s’échapper, mais l’autre était plus fort. Bientôt il s’effondra et celui qui l’avait frappé le traîna jusqu’au fleuve.
Bak n’osait respirer, incapable de croire à sa chance. S’il parvenait à retrouver ce témoin, il mettrait rapidement la main sur le meurtrier de Pouemrê.
— Je vois à ton visage que tu accordes foi à cette histoire, constata le sergent.
— Elle conforte mes propres hypothèses sur les circonstances de la mort, admit Bak. Meryrê, que sais-tu de l’homme qui s’est ainsi confié à Sennoufer ?
— C’était un artisan, il me semble, répondit le lancier en haussant les épaules. Mais je ne connais ni son nom ni son métier. Va trouver mon ami et pose-lui la question.
Bak avait envie de clamer sa gratitude envers Amon. Il avait réussi ! Il avait élucidé le meurtre de Pouemrê avant même de poser le pied à Iken ! Néanmoins, le témoin se rappellerait-il le visage de l’assassin cinq longs jours après avoir assisté au crime, l’esprit embrumé par l’ivresse ?